Article mis à jour le 12 juin 2024 à 14:52
Par Alain Tarrius, Professeur émérite de l’Université Toulouse 2 Jean Jaurès, membre du laboratoire CNRS-CERTOP et du Réseau Migrinter. (… et résidant à Prades 66500).
Dans un récent entretien, obtenu par Made in Perpignan, Monsieur Aliot, maire, signale comme source essentielle et actuelle de désordres les migrants mineurs en situation irrégulière d’origines maghrébine ; c’est-à-dire des Arabes, et sub-saharienne, c’est-à-dire des Noirs africains, évidemment majoritairement musulmans.
L’édile frontiste a saisi le danger ; pour sa ville bien sûr, mais encore pour le département si coûteusement engagé dans l’action vers les mineurs, dit-il. La venue du Président Macron à la frontière du Perthus où il préconisa un renforcement de la lutte contre « la concentration et l’intrication de réseaux » autour de cet espace frontalier conforte l’analyse de Monsieur Aliot, qui, lui parlant trois minutes, suggère que ce souci de l’invasion était partagé.
Pour avoir projeté avec Jean Castex, alors en fin de magistrature pradéenne, et Michel Wieviorka, conseiller sciences humaines du Président, l’organisation, en médiathèque, de conférences après la sortie en mai dernier aux éditions Trabucaire, d’un livre co-écrit par 16 chercheurs du pourtour nord méditerranéen sous ma direction, je sais quels sont ces « réseaux » ; ils n’incluent certainement pas les mineurs errants, fussent-ils Arabes, Noirs africains et musulmans.
Réseaux de la « mondialisation par le bas »
Ces réseaux transportent et vendent à petits prix (-65%) ; surtout de l’électronique du Sud Est asiatique (Indonésie, Hong Kong, Taïwan, Japon, Corée du Sud) passée en « free tax » par les Émirats en dehors des grandes villes, directement dans les « ghettos urbains ».
Les capitales de ces 200.000 circulants, Afghans, Géorgiens, Ukrainiens, Balkaniques, Marocains, sont des villes moyennes, dont Perpignan ; riches en milieux cosmopolites. Leurs partenaires sédentaires se comptent autour d’un million de personnes ; et leur chiffre d’affaires est proche de six milliards d’euros par an. « Poor to poor », « entre pauvres pour les pauvres » dit-on dans la recherche internationale (carte 1).
Carte 1. Le « territoire circulatoire « euro-méditerranéen de la mondialisation entre pauvres » depuis 2004. Reventes de produits « made in SEA, passed by Hong Kong and Dubaï ». Les réseaux criminels intégreront, dès 2006, ce territoire circulatoire voir carte 2.
Réseaux des trafics de femmes et de drogues opiacées pour les « puticlubs » du Levant espagnol
En juillet 2005, la Generalitat de Catalunya organisa à Barcelone le 13ème Congrès des Polices Démocratiques ; et me confia l’allocution d’ouverture. J’eus alors l’occasion de connaître nombre de commissaires territoriaux, sortes de Préfets de police liés à l’Audiencia madrilène, et « surveillants » des « puticlubs » licites.
Je commençai en 2006, avec sept d’entre eux, une enquête jusqu’en 2013 ; enquête auprès de 120 clubs prostitutionnels de Grande Catalogne (d’Alicante à Lleida et La Jonquera). Plus de 10.000 femmes d’origines balkaniques travaillaient de quatre à six ans en club prostitutionnel ; avant de résider dans la péninsule ou de migrer vers les nations européennes permissives, ou encore de retourner dans leurs régions d’origine, entretenant un flux constant de « remplaçantes ».
Dès 2007 à 2018, ce flux est estimé à environ 47.000 femmes. Parmi elles, nous comptons des informatrices précieuses sur les réseaux criminels ; elles acceptèrent ma présence dans une ONG albanaise qui en rassemble plusieurs centaines et me permet des liens Skype pour actualiser mes enquêtes.
La Jonquera est une sorte de centralité et agrège aux réseaux criminels russo-ukrainiens et italiens, les logistiques de camionneurs internationaux (plus de 3000 stoppent chaque jour à la Jonquera), surtout « travailleurs détachés » des Balkans.
Alain Tarrius
Trois « espaces de mœurs transfrontaliers » permettent de comprendre les présences des formations criminelles :
- Mer Noire, sous emprise de la mafia russo-ukrainienne du Dniepr ; intégration des femmes balkaniques dans le territoire circulatoire vers l’Espagne, accompagnées de Géorgiens.
- Mer Adriatique, sous contrôle de la mafia des Pouilles et d’Albanie, Sacra Corona Unita, et de celle de Calabre, ‘Nangrehta. Des hommes de main Géorgiens et Albanais encadrent les femmes et les drogues opiacées.
- Enfin frontière catalane franco-espagnole, conquise par les trois mafias précitées ; espace de mœurs transfrontalier de Perpignan à Sitges, centralité homosexuelle, et Andorre, centralité financière, avec La Jonquera, centralité prostitutionnelle féminine. La Camorra napolitaine et ses réseaux marseillais, traditionnels fournisseurs de femmes et de drogues, sont expulsés.
Carte 2. Les 3 « espaces de mœurs transfrontaliers » et la « route en pointillé » de ghetto urbain à ghetto urbain …
L’omerta politique masque l’omerta criminelle
L’omerta politique, liée au clientélisme de Catalogne Nord, ou Pyrénées Orientales, sur ces données de la recherche publique, masque l’omerta criminelle des nouvelles formations mafieuses. Le prix fort de cette occultation est payé par les adolescent-e-s perpignanais-e-s les plus fragiles qui intègrent les filières prostitutionnelles espagnoles.
En effet, des enquêtes annuelles menées avec des étudiants anthropologues et sociologues barcelonais et toulousains (stage méthodologique de 1ère année de thèse, soit bac +6) de 2013 à 2019 dans les lieux de prostitution clandestine des mineurs, garçons et filles, et jeunes majeurs, nous a permis de compter à Perpignan :
- de 156 jeunes en 2014 à 183 en 2019 ; dont 75 puis 94 issus du département et 83 placés ou ex-placés sous responsabilité de l’ASE.
- Parmi ces derniers et dernières, 53 ont intégré par La Jonquera les filières prostitutionnelles espagnoles en 2018.
- Enfin 18 garçons (pas de filles) Maghrébins en situation irrégulière s’ajoutent aux 94 jeunes issus du département.
Des études officielles sur ces réseaux
Voilà des enquêtes approuvées en 2014 par le CNRS et le Préfet des P.O. Les recherches ici mentionnées ont été soutenues par l’OFDT (Observatoire Français des Drogues et Toxicomanies), l’IHESJ (Institut des Hautes Études en Sécurité et Justice), le Plan Urbain (PUCA), la DREES-MIRE (Ministère des Affaires Sociales), le labex SMS (laboratoire d’excellence Structuration des Mondes Sociaux, Université Fédérale de Toulouse). Le CERTOP (Centre d’Études et de Recherches Travail, Organisation et Politique, cnrs et Toulouse 2 et 3) accueille la poursuite de ces travaux.
Enfin, nous devons dire combien nous sommes redevables, pour la compréhension des fonctions économiques et sociales de ce département, des travaux de David Giband, de Nicolas Lebourg, d’Henry Solans, de Nicolas Marty, de Raymond Sala, de Joan Becat, de Louis Assier-Andrieu, de Martine Arino et de son maître le Pr Marty, de Dominique Sistach, de l’humaniste ancien Maire Jean-Paul Alduy et ses réflexions sur l’archipel populaire perpignanais, et d’autres encore dont on trouvera référence dans mes 24 livres consacrés, de 1987 à aujourd’hui, aux analyses précédentes.
Conférence Perpignan une ville en analyses Nicolas Lebourg David Giband Dominique Sistach
Quand le confinement accroît l’efficacité logistique des formations criminelles
Les confinements consécutifs à la pandémie du coronavirus ont encore accru l’efficacité logistique de ces formations criminelles. Les ports secondaires des Balkans, d’Italie, de France et d’Espagne ont accueilli plus de containers ; les camionneurs sous TIR à la Jonquera ont chargé et déchargé plus de femmes…
Nul doute que Monsieur le Maire de Perpignan hiérarchisera les mineurs Arabes et Noirs africains musulmans, à leur place de petit arbre cachant l’immense forêt des réseaux et trafics criminels particulièrement présents et intriqués dans le si proche espace transfrontalier, comme le disait le Président Macron. Nul doute qu’il ré-évaluera ses avis sur l’efficience de ses nouveaux proches du Conseil Départemental et de son ASE…
À lire : Conférence | Ces femmes, saintes ou prostituées ? De Perpignan à ses frontières
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