Article mis à jour le 8 avril 2024 à 11:15
Certains de nos lecteurs connaissent la Rédaction de Made In Perpignan et savent que les journalistes doivent jouer des coudes avec une famille de félin. Et qui dit chat, dit cohabitation compliquée avec le poisson, qu’il soit d’avril ou d’un quelconque mois de l’année. Trêve de plaisanterie, ci-dessous Alice, notre spécialiste de l’éducation aux médias, décrypte pourquoi, nous, journalistes de Made In Perpignan, faisons le choix de ne pas faire de poisson d’avril. © Image d’illustration
À quand remonte le premier poisson d’avril dans les médias ? Difficile de dater. Déjà en 1698, un journal britannique annonce le lavage des lions de la Tour de Londres, attirant une foule de Londoniens curieux… qui tombent dans le panneau. Le canular sera répété plusieurs fois dans l’histoire.
Plus récemment en 1957 à la télévision, la BBC diffuse un reportage sur la récolte fructueuse de spaghettis par des agriculteurs suisses, montrant des personnes cueillant des pâtes dans un arbre. La chaîne anglaise admet la supercherie le lendemain.
Toujours à la télévision mais cette fois en France, on peut citer les Actualités Télérévisées de Francis Blanche le 1er avril 1964. Cette fois, l’animateur exploite ouvertement les codes journalistiques pour réaliser un faux journal télévisé. La tradition s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui, y compris dans les pages des journaux locaux.
Pourquoi Made in Perpignan ne se plie à ce rituel ?
L’époque n’est plus la même. Il parait loin le temps où les moyens de s’informer se limitaient à la presse papier, les séances cinéma, quelques fréquences radio, et la traditionnelle messe de 20h à la télévision.
Aujourd’hui Internet et les réseaux sociaux ont changé la donne, tout comme l’arrivée dans les années 2000, des chaînes d’information en continu. Conséquence, le temps médiatique s’est considérablement accéléré. Tout va beaucoup plus vite, et les algorithmes jouent ce jeu-là, puisque les vidéos courtes sont beaucoup plus mises en avant que les contenus plus longs sur vos feed (fil d’actualité) respectifs. Cette rapidité se retrouve aussi dans nos usages. Il n’est plus rare pour un utilisateur de partager un article dont il n’aura lu que le titre. Avant de passer entre les mains de Mark Zukerberg ou Elon Musk. En 2020, l’ancien twitter devenu X avait mis en place une fonctionnalité incitant à la lecture d’un article en entier avant de le partager sur son compte.
L’histoire montre que le caractère humoristique d’un document a beau être explicitement affiché, le public a quand même de grandes chances de croire à la blague. Exemple avec la RTBF belge en 2006, entreprise publique d’information qui jouit d’une solide réputation, et qui diffuse déclaration d’indépendance unilatérale de la partie flamande du pays. Alors que plusieurs indices (bandeau d’avertissement) font clairement comprendre au téléspectateur qu’il s’agit d’un docu-fiction, l’émotion et la panique gagnent de nombreux Belges francophones.
Non seulement images et informations s’imposent à nous chaque minute via les notifications, mais en plus le jeu des algorithmes fait que nous ne maîtrisons plus la circulation d’une information. Sur les réseaux, un contenu négatif se propage jusqu’à sept fois plus vite qu’un contenu positif ou nuancé. Une fausse nouvelle a toutes les chances de se diffuser à la vitesse de l’éclair, alors que son démenti ne touchera qu’une poignée de personne. Les algorithmes ne hiérarchisent pas l’information en fonction de sa valeur intrinsèque, son caractère véridique, mais surtout sur la base de son potentiel viral et sur sa forme (photo, vidéo).
La crédibilité des journalistes écornée
Les changements de mode de consommation de l’information et le poids des réseaux sociaux ne sont pas les seules explications à notre choix de ne pas faire une « farce » de printemps à nos chers lecteurs. Il en va aussi de notre crédibilité journalistique.
Les fake news, comprenez les fausses informations, fabriquées pour manipuler l’opinion, ont pignon sur rue sur Internet. Elles sont même devenues un outil de déstabilisation politique. Si la population a toujours exprimé une certaine défiance vis-à-vis de la presse, cette dernière s’est considérablement accentuée ces dernières années. Le doute est généralisé, et il n’est pas rare, lors de nos interventions d’éducation aux médias, de faire face à des jeunes qui ne croient plus en rien sur les réseaux, sans pour autant avoir les outils pour débusquer les discours manipulateurs.
Aussi nous paraissait-il risquer d’alimenter la machine en créant un poisson d’avril dans ce contexte de défiance généralisée. Car même avec un démenti, il n’est pas impossible qu’un « article-pour-rire » se retrouve sur certains réseaux avec des commentaires ambigus sur le caractère mensonger des médias.
Mais alors, est-ce la fin des blagues de printemps dans les médias ?
Nous ne sommes pas les seuls à MIP à avoir tranché pour ne pas faire de poisson cette année. Force est de constater qu’il en a été de même pour nombre de nos confrères. Mais alors, est-ce la fin du poisson d’avril médiatique ?
De nombreux sites parodiques, et qui s’assument comme tel, à l’image de Nordpresse ou du Gorafi proposent chaque jour à leurs lecteurs des articles bidonnés, fabriqués exprès pour faire rire. Quand bien même le caractère humoristique s’affiche en grand sur leur page, leurs contenus en ont déjà trompé plus d’un. Ces sites ont pris la relève de cette blague annuelle traditionnelle. Sauf qu’avec eux c’est tous les jours. Comme l’explique très bien Marie-France Chambat-Houillon dans La Revue des Médias de l’INA, l’inégale réception des poissons d’avril médiatiques selon les publics pose la question d’une nécessaire éducation aux médias et aux numériques pour tous et toutes.