Article mis à jour le 3 novembre 2025 à 07:53
Sous la plume alerte et documentée d’Hélène Legrais, La Fascination Titaÿna redonne souffle à l’aventurière Titaÿna, figure à la fois brillante et controversée du reportage féminin. Ce roman choral suit trois trajectoires : celle de Baptiste, jeune homme en rupture de ban ; de Nicolette, aspirante journaliste ; et d’Élisabeth Sauvy, femme libre, inclassable. Ces trois voix dessinent une fresque intime, où se croisent trois grands thèmes : l’émancipation, la maternité, et l’écriture comme acte d’existence. Hélène Legrais, La Fascination Titaÿna aux éditions Calmann-Lévy.
Le site d’information Made In Perpignan s’associe à Mare Nostrum, devenu la référence littéraire du bassin méditerranéen. Dans le cadre de ce partenariat prestigieux, Jean-Jacques Bedu, président du Prix littéraire Mare Nostrum, dévoile ses coups de cœur.
Il est des existences qui refusent la cartographie, des vies dont le tracé, sinueux et incandescent, échappe aux frontières convenues pour dessiner un continent à part entière. Raconter une telle figure revient moins à en dresser l’atlas qu’à en suivre les courants souterrains, ces vibrations qui se propagent et viennent infléchir d’autres destins. Élisabeth Sauvy, devenue Titaÿna (1897-1966), est de cette lignée des transfuges, une femme qui fit du monde son territoire et de la liberté son unique patrie.
Dans La Fascination Titaÿna, Hélène Legrais, avec la précision d’une historienne et le souffle d’une romancière, nous restitue une trajectoire fulgurante tout en orchestrant un admirable roman choral où le mythe Titaÿna se révèle à travers l’impact qu’il produit sur ceux qui l’ont rêvé, suivi, et finalement, dépassé.
Hélène Legrais, de la chronique catalane à l’épopée mondiale
Fidèle à sa vocation de romancière des géographies intimes, Hélène Legrais s’est depuis longtemps affirmée comme une archéologue des mémoires catalanes, exhumant avec une infinie patience les destins de ces femmes oubliées qui ont façonné, en marge de la grande Histoire, le tempérament du Roussillon. Son œuvre récente en témoigne : après avoir exploré le journalisme sportif des années 1980 dans Nous étions trois, l’utopie bohème de la Côte Vermeille avec Le Cabanon à l’étoile, la renaissance artistique de l’après-guerre catalane dans L’Alchimiste de Sant Vicens, la quête de soi d’une cantatrice en crise avec La Ballade d’Amélie, ou encore le drame des rapatriés d’Algérie dans D’une rive à l’autre, elle opère ici un magistral changement d’échelle. Titaÿna, bien qu’issue de ce même terroir de Villeneuve-de-la-Raho, offre un horizon mondial.
Le roman nous emporte ainsi de ce village écrasé de soleil au Paris des Années folles, des camps de réfugiés espagnols aux gratte-ciel de New York, des intrigues politiques en Allemagne aux confins de la Perse. Hélène Legrais déploie une fresque historique vivante, un univers nouveau où la petite histoire de ses personnages entre en résonance avec les convulsions du XXe siècle, conférant à ce triple portrait une profondeur et une portée universelles.
Comment ne pas être fascinés par Titaÿna !
La Fascination Titaÿna s’organise autour de trois axes cardinaux, qui structurent la quête de ses personnages. Le premier est celui de l’émancipation féminine, incarnée jusqu’à l’incandescence par Titaÿna. Pionnière du grand reportage, aviatrice, femme de lettres, elle se construit comme un individu souverain, refusant toute assignation. Le roman lui fait clamer cette profession de foi : « C’est Titaÿna qui voyage, enquête, photographie, ressent, écrit, et personne d’autre ! » Cette volonté farouche de s’inventer soi-même agit comme un puissant catalyseur sur Nicolette, jeune femme qui voit en elle la promesse d’une existence choisie, loin des carcans bourgeois.
Cette quête de liberté se heurte frontalement à une deuxième thématique, traitée avec une rare finesse psychologique : la maternité. Le roman explore cette question comme une blessure, un choix ou un refus, à travers la trajectoire de Nicolette, confrontée à une grossesse qui menace de briser son élan.
Son cri du cœur, « Pour qu’une nouvelle existence s’épanouisse, une femme doit mourir à elle-même », résume le dilemme tragique d’une génération de femmes prise entre le désir de soi et le devoir de transmission. Hélène Legrais ausculte cette tension sans manichéisme, suggérant que la liberté absolue de Titaÿna, qui n’eut pas d’enfant, se paie au prix d’une solitude amère, celle d’une âme qui murmure : « J’ai brûlé ma vie. Mon âme est si vieille qu’elle n’a même pas la faculté de s’en apercevoir. »
Enfin, le roman est une méditation sur le pouvoir de l’écriture et la responsabilité du regard journalistique. Titaÿna et Nicolette incarnent deux éthiques du reportage. La première, fascinée par les hommes forts et la mise en scène de soi, flirte avec la propagande, ses interviews de Mussolini ou d’Hitler révélant une ambiguïté trouble. Nicolette, au contraire, s’inscrit dans une quête de vérité plus austère, où le journaliste s’efface derrière les faits. Ce choc des visions, qui culmine dans la confrontation cinglante de Nicolette avec son idole déchue – « Je ne comprends pas… Vous êtes la femme la moins raciste du monde » –, pose une question essentielle sur l’objectivité, l’engagement et les compromissions.
« Devenir sa propre constellation » : la portée du roman d’Hélène Legrais
Par son architecture narrative, Hélène Legrais choisit de nous faire éprouver la complexité de l’héritage. En construisant son roman autour du regard admiratif puis critique de Baptiste et Nicolette, elle illustre brillamment comment un modèle, même faillible, peut servir de point de départ à la construction de soi. La fascination initiale, moteur d’évasion et d’ambition, doit laisser place à la lucidité, voire à la rupture, pour que l’individu trouve sa propre voie. Hélène Legrais opte pour une construction d’une clarté presque classique, où chaque trajectoire trouve une forme de résolution, un choix qui privilégie la force démonstrative sur les limbes d’un destin laissé inachevé. Ce n’est donc pas tant le portrait de Titaÿna qui constitue le cœur du livre, mais bien la manière dont son héritage est assimilé, questionné et finalement transcendé.
Le roman nous dit que l’on ne devient pas soi en imitant les autres, mais en comprenant ce que leur trajectoire révèle de nos propres désirs et de nos propres limites. En cela, il dépasse le simple biopic romancé pour devenir une fable universelle sur la filiation symbolique. Si le style de Titaÿna, proche de celui d’une Andrée Viollis ou d’une Colette grand reporter, inventa une nouvelle manière d’inscrire le corps et la subjectivité féminine dans le récit du monde, Hélène Legrais montre que son legs le plus précieux n’est pas un manuel à suivre, mais une invitation à oser. La prose ample et rythmée de l’autrice, qui épouse les emballements et les mélancolies de ses personnages, fait de cette lecture une traversée intellectuelle et sensible. Elle nous laisse avec cette conviction, à la fois douce et implacable : la véritable liberté ne consiste pas à suivre une étoile, mais à trouver la force de devenir sa propre constellation.
Par cette traversée magistrale des zones grises de l’héroïsme, Hélène Legrais ne se contente pas d’écrire un grand roman ; elle atteint un sommet de son art, nous confirmant qu’elle n’a décidément pas fini de nous éblouir.
Découvrir ou redécouvrir la précédente chronique de Mare Nostrum
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