Article mis à jour le 19 février 2024 à 08:36
Alice Fabre, journaliste à Made in Perpignan, chronique régulièrement les actions d’éducation aux médias et à l’information menées sur le département des Pyrénées-Orientales, notamment avec l’association Mediaclic qu’elle a contribuée à créer.
La chaleur de l’été est déjà palpable ce samedi 17 juin à Tautavel
Le ciel, lui, reste gris, des orages pourraient éclater dans la soirée. Avec Barbara, nous avons ressorti le studio radio mobile une dernière fois avant les vacances scolaires pour animer un jeu au musée de la Préhistoire à l’occasion des Journées Européennes de l’archéologie. La dernière mission de Mediaclic avant une pause estivale bien méritée.
C’est la première fois que nous prenons nos quartiers dans un musée, et ça change des cours d’école. Pendant deux jours, nous composons avec les médiateurs, médiatrices, chercheurs et chercheuses du centre de préhistoire pour proposer un scénario aux visiteurs qui souhaiteraient relever le défi. Leur mission : se mettre dans la peau d’un journaliste scientifique. Le sujet : le feu à Tautavel. Et, comme nous sommes journalistes et que nous sommes attachées aux faits, nous sommes parties d’un événement précis.
En septembre 2021, des chercheuses du laboratoire ont découvert que des traces de charbon de bois retrouvées à l’extérieur de la Caune de l’Arago (là où est passé le fameux «Homme» de Tautavel, qui en fait regroupe des restes d’humains comprenant aussi des femmes et des enfants ) dateraient de -560 000 ans.
Une question subsiste : ces traces de charbon témoignent-elles d’événements naturels ou d’une maitrise du feu par les humains de cette période ? Si tel est le cas, cette nouvelle bouleverserait nos connaissances actuelles, puisque les foyers maitrisés connus en France remontent à -400 000 ans. Nous proposons aux participants d’animer une émission de radio spéciale sur le sujet dont le titre Carbone 14 fera sourire certains. L’invité du jour n’est autre que Cyrille, médiateur du musée. Et pour savoir quelles questions lui poser, le ou la journaliste en herbe doit se renseigner sur le sujet en discutant avec des personnes ressources.
Quatre stands l’attendent donc
Sur l’Homme de Tautavel en général et son mode de vie, sur la fameuse découverte et les techniques qui ont permis de dater ces charbons, un atelier feu sur les techniques utilisées à la préhistoire pour obtenir des flammes et enfin le stand du docteur Pierreafeu, pyrohistorien très actif sur les réseaux sociaux qui pense qu’il est impossible que l’Homme de Tautavel ait pu maîtriser le feu. À son retour en studio, l’interview est aussi l’occasion d’éclaircir les incompréhensions et les doutes du joueur.
Car, et c’est l’intérêt de ce jeu, quelques pièges sont disséminés dans ce parcours, et le participant doit faire appel à tout son esprit critique pour hiérarchiser et ordonner les informations qu’il a recueillies. Et vous l’aurez sans doute deviné (ou pas) mais le piège ici se nomme Pierreafeu, et sa pyrohistoire, non reconnue comme un domaine de recherche sérieux par la communauté scientifique.
Pourtant ce sont les arguments de ce personnage qui font mouche, et que les joueurs retiennent…
Ils sont souvent conscients de l’absurdité de ces explications (l’homme de Tautavel n’aurait pas un cerveau assez gros pour faire le feu, les chercheurs auraient publié n’importe quoi pour avoir des subventions…) mais le doute s’installe. Parce que Pierreafeu parle avec conviction et passion, avec des mots simples et percutants, parce qu’il a l’air sympa et que ce qu’il dit pourrait être plausible. Pierreafeu offre à notre cerveau l’apparente rationalité et la certitude qu’il recherche, des affirmations catégoriques, loin de l’incertitude de la recherche scientifique.
Là où les chercheurs restent prudents et prennent le temps de tester une à une les hypothèses émises pour qu’il n’en reste qu’une probable (c’est la méthode scientifique), là où le conditionnel est roi et où les acteurs appellent à la nuance, là où les débats sont vifs entre pairs, Pierreafeu tranche, émet une opinion qu’il maquille en fait. Il nous offre une vision du monde binaire, en apparence sécurisante car peu complexe. Il met de l’ordre dans le chaos de nos questionnements. Nous en oublions que l’argument du cerveau trop petit a déjà été utilisé par le passé, dans un autre contexte, pour justifier de la domination de certains peuples sur d’autres…
Pierreafeu joue sur nos biais cognitifs, ceux-là même qui nous ont permis de survivre pendant des milliers d’années, mais qui nous jouent des tours à l’heure de l’infobésité (un excès d’information à l’ère numérique) et des réseaux sociaux. Loin de la nuance et de la prudence qu’exige la méthode scientifique, Pierreafeu nous propose une solution rassurante, mais vaine.
Nous n’étions pas préparées à ce que les dires de Pierreafeu sèment autant le doute chez nos participants
Ce jeu grandeur nature nous aura permis de longuement discuter avec eux sur les raisons qui les poussaient à croire ce charlatan. Qu’est-ce qui fait qu’ils s’y sont laissés prendre même si leur esprit les mettait en garde ? Sans l’anticiper, nous avons créé avec cette expérience au musée un espace bienveillant pour que chacun puisse décortiquer sa propre façon de penser. Beaucoup nous ont dit que Pierreafeu s’exprimait avec des mots de tous les jours, loin du jargon scientifique.
Un appel aux chercheurs pour qu’ils et elles rendent leurs travaux plus accessibles ? Ou surtout un bel hommage au rôle essentiel des médiateurs et des médiatrices dans les musées et les laboratoires. Ce sont souvent eux qui font le lien au quotidien entre le public et les scientifiques, eux qui trouvent les mots pour rendre captivante une visite sur un thème qui au départ ne nous enchantait pas trop. Cette chronique vient saluer leur implication quotidienne.
Médiation lors d’un atelier journée survie au musée de la Préhistoire de Tautavel en 2017.
Cette petite expérience montre aussi à quel point il est important de rappeler encore et toujours les différentes étapes de la méthode scientifique, qui implique une validation par les paires du domaine de recherche. Les débats sont importants aussi entre chercheurs, et ce sont ces derniers qui conduisent petit à petit à un consensus. Mais ce travail s’inscrit dans un temps long, très différent du temps médiatique, et journalistique, qui a souvent besoin d’avoir des réponses rapides pour réaliser l’émission du jour. Soyez honnête : entre «La potentielle maitrise du feu par l’Homme de Tautavel mais restons prudents» et « l’Homme de Tautavel savait faire du feu», sur quel lien cliquerez-vous ?
Ce jeu avait aussi cette ambition là, de faire entrevoir au public les enjeux différents selon les professions. Une mission se dessine alors pour nous, journalistes, qui devons respecter cette prudence de la recherche tout en conservant nos auditeurs/lecteurs/téléspectateurs: rendre sexy la nuance, et mieux vulgariser la science, et pour cela, faisons plus d’interview de médiateurs scientifiques, puisqu’eux le font très bien !
Écoutez l’interview de trois journalistes en herbe