Article mis à jour le 27 octobre 2022 à 09:00
Hasard du calendrier alors que se joue la bataille autour de la démolition de l’ilot Puig de Saint-Jacques, début septembre sort aux Éditons de L’Aube l’ouvrage au titre évocateur « Perpignan laboratoire social et urbain ». Un dialogue entre Jean-Paul Alduy (JPA), aux responsabilités à Perpignan durant près de deux décennies, d’abord en tant que Maire puis en tant que Président de l’Agglomération, et Alain Tarrius professeur de sociologie et d’anthropologie urbaine à l’Université de Toulouse, natif de Perpignan. Le 18 septembre prochain les deux hommes tiendront un colloque à la Salle des Libertés de Perpignan.
♦ « À Perpignan, c’est difficile, très difficile »
Un ouvrage dont la préface est signée par Jean Viard, sociologue qui a notamment travaillé sur l’espace, les temps sociaux, la mobilité et la politique. Il qualifie ce travail de « livre de deux enfants de Perpignan issus de milieux très différents, un fils de notable et un fils du petit peuple ». Ni un livre bilan, ni un essai, mais écrit à quatre mains, une confrontation de points de vue pour expliquer l’état de la « ville aux records nationaux de pauvreté, de chômage, de criminalité et diversités culturelles ». Selon le sociologue auteur, entre autres, de « La société d’archipel » (Éditions de l’Aube), notion si chère à JPA, l’ouvrage peut se définir comme « un livre où on lit les difficultés à construire un projet de ville, à penser une ville pour en améliorer la vie et le vivre commun. À Perpignan, c’est difficile, très difficile ».
♦ JPA voulait un Archipel autour de sa cité centrale (Perpignan), un concept qui se confronte à la réalité
La vision de JPA, quand il choisit en 1993 de quitter sa trajectoire d’aménageur national pour créer son propre « gouvernement perpignanais », est « la mise en centralité de Perpignan dans les réseaux culturels européens de façon à réunir la diversité des populations autour de l’affirmation d’un pôle culturel pour les trois capitales de l’Eurorégion, Montpellier, Toulouse et Barcelone ».
Un dialogue en forme d’introspection pour le maire urbaniste dont certains critiquent aujourd’hui les choix politiques, mais en reconnaissant, pour la plupart, son implication au service de sa ville. « L’amour passionné [qu’il] portait à sa ville, à son patrimoine, à son histoire, et à sa diversité sociale ». Une ville qu’il prendra plaisir à croquer, tantôt à l’encre de chine, tantôt à l’aquarelle.
Un concept d’archipel que certains universitaires, une partie de la presse ou encore les jeunes de quartiers traduisaient par « un communautarisme électoral » comme l’indique Rachid Id Yassine. Le sociologue franco-marocain, arrivé à Perpignan à la fin des années 1990, signe la postface de cet ouvrage. Il se remémore ses rencontres avec JPA « sous le porche du centre social », où à la fin d’un échange avec les jeunes. Jean-Paul Alduy « cherchait à convaincre de sa vision de la ville, de ses espérances et de sa détermination à décloisonner nos quartiers, à respecter nos différences culturelles et religieuses à promouvoir dans le monde : Perpignan une et plurielle ». Un discours opaque puisque Rachid Id Yassine se souvient par exemple des propos tenus par Malik, un jeune du quartier : « Le maire c’est le parrain ! Tu ne peux rien faire contre lui, c’est la mafia ! »
Rachid Id Yassine déclare « Aux discriminations racistes, à la pénurie d’emplois, aux difficultés de mobilité ou d’accès à la culture que nous vivions, Jean-Paul Alduy répondait par une généreuse vision humaniste de droite pleine de promesses où une poignée de relatifs succès venait cacher des milliers d’échecs structurellement éclairés par Alain Tarrius »
♦ Les Pyrénées-Orientales tête de pont « des réseaux russo-italiens »
Le sociologue Alain Tarrius, qui a étudié durant de nombreuses années les réseaux criminels, rappelle la notion de « moral area » ou « espace de moeurs » dont il résume « la fonction première » : « concentrer en les masquant, les échanges souterrains, affectifs et matériels et d’organiser le retour à l’officialité des profits de leurs commerces ».
Alain Tarrius analyse en détail le blanchiment d’argent du trafic de stupéfiant rendu possible par la légalisation de la prostitution en Espagne. « Depuis le décret de 2002 de libéralisation de ces maisons closes, les puticlubs* faisaient l’attraction de populations et de capitaux perpignanais ».
Le sociologue résume la situation du département : « C’est ainsi que telle famille de Perpignan qui a retiré ses investissements du secteur viticole, dans les années 1980, pour les placer dans la création des entrepôts d’une zone d’activité Saint-Charles, les redirige par La Junquera vers les Puticlubs de Catalogne ».
Les observations qu’il a menées en 2012, ont permis au chercheur « de dénombrer 10 clubs dépendants de La Junquera« , et pas moins de 60 camions hébergeant quotidiennement des prostituées. Alain Tarrius de préciser « Le chômage et la pauvreté s’accroissent dans les quartiers de Perpignan au fur et à mesure que prospèrent les Puticlubs et leurs investissements dans l’immobilier touristique, dont la crise proclamée est une bénédiction pour l’appétit des milieux mafieux, heureux des multiples occasions de blanchiment et patients pour les reventes ».
En définitive, le chercheur met en lumière que l’investissement local choisit les puticlubs plus lucratifs et que, du coup, « l’omerta clientéliste politique départementale … et des rapports de népotisme, renforce objectivement l’omerta mafieuse ».
♦ L’Archipel sabordé, la porte ouverte au Front National
Alain Tarrius met sur le compte du processus initié par la « moral area » de Perpignan à Sitges le sabordage du projet du maire par la captation « d’investissements nécessaires à l’Archipel ». Le chercheur rappelle que « la modernisation de Perpignan et sa mise en centralité est lancée et que les différentes instances n’ont guère le choix que de poursuivre ce processus ». Sinon prévient-il « poursuivre dans la voie des contentions et des fracturations des populations économiquement et socialement dépendantes, promouvoir par clientélisme, masquer les népotismes, mènent tout droit à la venue aux responsabilités municipales et départementales du Front National ».
Il repositionne le projet d’îles avec chacune sa singularité autour d’un projet commun et pointe du doigt le fait que les communautés gitanes ou marocaines « ne sont pas des populations fracturées de la société qui les entoure, pas plus qu’immobilisées par des communautarismes archaïsants : elles prouvent leurs capacités de résilience par autant de mobilités que d’initiatives d’autant plus efficientes que la société alentour refus de les voir ».
♦ Gitans et Marocains au coeur de la centralité
Jean-Paul Alduy avoue avoir été « déstabilisé » par les recherches d’Alain Tarrius. Ce dernier axait son travail autour « des caractéristiques de l’importante migration transeuropéenne marocaine ». Et, en parallèle, il débutait dès 1993 pour l’Observatoire français des drogues et toxicomanies « une approche sur la situation des Gitans de Perpignan ». Autant dire une pointure en la matière ! JPA confie ne pas s’être penché sur les réseaux de drogues et de prostitutions analysés par le sociologue. Le Maire considérait qu’il s’agissait là « d’un domaine réservé à la police d’état et à l’institution judiciaire ».
« L’échec (malgré quelques succès…) des politiques menées sur Saint-Jacques, les cités Vernet-Salanque est en partie la conséquence de mon incapacité comprendre le fonctionnement des populations de ces quartiers… Je n’ai pas réussi à intégrer ces populations dans l’archipel perpignanais que je voulais construire ».
Alain Tarrius, qui a étudié les populations gitanes de 1993 à 2015, décrit une communauté « au coeur de réseaux modernes, transnationaux et cosmopolites » à l’image de Monsieur Ximenez, modeste ébéniste, brocanteur et antiquaire de Saint-Jacques. Bien loin de l’image d’Epinal que l’on attribue aux gitans de Saint-Jacques. Des citoyens français de très longue date qui à l’égal de la communauté marocaine bi-nationales installée à Perpignan depuis le milieu des années 80 « furent l’objet des mêmes pressions clientélistes ».
Interrogé par Mediapart à propos des protestations des habitants du quartier Saint Jacques, Alain Tarrius répond « Il n’est pas impossible que le rapport de force actuel, cristalisé autour des démolitions d’immeubles, vise à imposer une nouvelle relation clientélisme avec la mairie ».
♦ « Saint Jacques a toujours été pour moi une énigme ». JPA
Malgré une expérience pléthorique dans de nombreux bidonvilles, de Pikine à Dakar, en passant par les banlieues de Bombay ou certains quartiers de Beyrouth, JPA l’avoue « à Saint-Jacques, j’étais mis en échec ». Tout d’abord urbanistiquement, un véritable « château de cartes » qui menace de s’effondrer à chaque démolition.
« Un quartier d’une extrême fragilité : des appartements en alcôves sombres, sans puits de lumière et une multipropriété enchevêtrée, inextricable [… ] Dans cet habitat indigne s’entasse une multitude bruyante qui, faute de place dans les logements, vit dans la rue [… ] Mais cette rue est un dépotoir [… ] On jette tout par les fenêtres, les services municipaux essaieront de rendre propres les ruelles mais peine perdue : Saint-Jacques s’identifie dans la ville comme un quartier à part, où l’habitat est délabré, les copropriétés irresponsables et l’espace public couvert d’immondices … »
L’ancien Maire se souvient des quelques familles catalanes encore installées dans le quartier qui lui demandaient de « raser le quartier… d’expulser les gitans en périphérie ».
Un projet que certains politiques, dont le très droitier Claude Barate, avaient pris à leur compte en imaginant des grandes avenues haussmaniennes. Mais Jean-Paul Alduy s’entête à vouloir conserver la trame urbaine de Saint-Jacques. Il déclarait à qui voulait l’entendre que sans Saint-Jacques, Perpignan n’était plus Perpignan. Allant même jusqu’à affirmer que « le mode de vie gitane constituait un patrimoine qu’il fallait protéger, mettre en valeur et intégrer à l’économie touristique »… Mon rêve c’était de construire Perpignan, une et plurielle et donc Saint-Jacques, une île ouverte, reliée et prenant sa place, certes particulière, dans l’économie de l’Archipel »…
« La survie de Saint-Jacques était une énigme, je voyais bien les ravages du sida et des drogues, mais je n’arrivais pas à comprendre sur quel modèle économique cette société survivait ».
♦ JPA dans le rétroviseur de son Vespa jaune
En 1993, JPA revient en terre catalane, le polytechnicien, aménageur et urbaniste d’abord en Côte d’Ivoire puis en région parisienne choisit de s’engager en politique. « En ligne de mire, la succession de [son] père, sachant qu’il faudrait aller à contresens de son action, de sa démarche et de [s]’éloigner de ses réseaux ». Se définissant comme « un urbaniste mutant » qui avait appris « la planification des territoires », il se devait désormais d’apprendre « la gestion sociale de la cité. Passer de l’action sur le contenu, de l’urbain à l’humain ».
« L’image de l’archipel permettait une pédagogie simple de ma vision de la Cité, un territoire dont on doit respecter et mettre en valeur les identités multiples »
« Je ne reconnaissais plus le Perpignan de ma jeunesse ; il avait perdu sa centralité ; la Cité s’était fragmentée et la mosaïque avait perdu son ciment ». Pour Jean-Paul Alduy, il fallait reconstruire « des lieux, des équipements ou la jeunesse dans sa diversité puisse se retrouver, et échanger ». Jean-Paul Alduy entreprendra de créer ces lieux, La Casa Musicale, le Médiator, le Théâtre de l’Archipel, dont la construction aujourd’hui reste fort décriée, ainsi que le conservatoire de musique à rayonnement régional.
Après presque vingt ans aux manettes de la ville puis de l’agglomération, Jean-Paul Alduy met fin à sa vie publique lors des élections municipales de 2014, non sans désigner aux yeux de tous, son dauphin politique, Romain Grau. JPA espère qu’en cas de victoire de Jean-Marc Pujol, le nouveau maire de Perpignan, mettra à la tête de Perpignan-Méditerranée, le jeune énarque de la promotion d’Emmanuel Macron. Il n’en sera rien… Après la victoire de Jean-Marc Pujol face à Louis Aliot, le nouveau Président ne fut autre que Jean-Marc Pujol lui-même qui justifiera ce choix dans une volonté de plus grande efficacité politique.
♦ Des réponses qui mènent à des questions en suspens sur l’état de l’Archipel
Un ouvrage qui apporte de nombreuses réponses mais qui pose également de nombreuses questions, notamment quant au rôle du Conseil Départemental dans l’aide social à l’enfance évoqué dans le livre par Alain Tarrius. Ou encore le travail et l’engagement et les moyens de l’Etat, des services de renseignement et de police dans la lutte contre les réseaux de proxénétisme et des trafics de stupéfiants.
Autant de questions qui trouveront peut-être une réponse lors du colloque organisé le 18 septembre. Un colloque qui débutera par l’intervention de Jean-Paul Alduy et Jean Viard. Alain Tarrius accompagné, entre autres, de David Giband et Raymond Sala, professeurs des universités, ou encore de Lamia Missaoui et Rachid id Yassine, Maîtres de conférences, prendront le relais l’après-midi pour répondre et expliquer la place centrale de Perpignan dans le réseau russo-italien. Alain Tarrius fournira sans doute son analyse quant à l’évolution du quartier Saint-Jacques et le récent soulèvement des habitants survenu suite à la tentative de démolition d’un immeuble en plein coeur du quartier gitan.
*Puticlub : Club de prostitution en Catalogne
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