Victorine Alisse fait partie des quatre photographes exposés à la deuxième édition du Festival Nostre Mar. Ouverte le 6 juin, cette exposition collective de projets documentaires est visible jusqu’à début juillet au Palais des rois de Majorque.
Petite-fille d’agriculteur, Victorine Alisse s’intéresse particulièrement aux liens des communautés à leur terre. Elle expose à Nostre Mar un projet en cours et de longue haleine nommé « Israël – Palestine : qui cultive la terre ? ». Une enquête visuelle poignante, qu’elle nous commente ici.
Légende de la photo ci-dessus : “Je suis un agriculteur de Wadi Fukin, j’aime beaucoup ma terre car c’est la source de mon gagne-pain (…) – Le beau Wadi Fukin”, a écrit Ibraheem Dawood Mohammad Manasra, habitant de Wadi Fukin. Il fait partie de la première génération de Wadi Fukin qui ne pouvait plus vivre de la terre. Il a été contraint de conduire un camion de ciment dans la colonie de Beitar Illit pour subvenir aux besoins de sa famille. Les produits israéliens bon marché ont inondé les marchés palestiniens, acculant les agriculteurs à la faillite et les poussant à travailler dans le secteur de la construction ou dans des fermes israéliennes. Wadi Fukin, Cisjordanie occupée, Le 23 octobre 2022. Photo © Victorine Alissa / Collectif Hors Format.
Un reportage initié lors d’un voyage personnel
C’est dans cette salle des expositions du Palais des rois de Majorque que le festival anti-raciste Nostre Mar propose au public de découvrir quatre projets de photographes documentaires. De citer :
- « Dans les bras de mon père« , de Ameer Alhalbi & Olivia Rohonczy;
- « Israël – Palestine : qui cultive la terre ?« , de Victorine Alisse;
- « Soeurs de Méditerranée« , de Georges Bartoli;
- « Les chants de l’Asphodèle« , de Mathias Benguigui & Agathe Kalfas.
« Israël – Palestine : qui cultive la terre ? » saute aux yeux de part une originalité flagrante dans l’exposition : des écritures manuscrites, au feutre noir, qui encadrent les photos. Une plus-value esthétique au bénéfice de l’information, puisqu’il s’agit de témoignages directs d’agriculteurs israéliens ou palestiniens photographiés.
Interrogée sur ses motivations de départ, et comment lui est venue l’envie de documenter cette occupation territoriale via le prisme de l’agriculture, la journaliste se souvient : « C’était lors d’un voyage personnel. Je n’avais pas l’intention d’y faire un reportage ou de travailler. Mais j’ai tout le temps mon appareil photo avec moi, et je voulais faire un tour, aller à la rencontre des Israéliens et des agriculteurs.«
« J’attends avec impatience le jour où les murs qui nous séparent de nos voisins seront bientôt abattus et où, au lieu de voir de hauts murs devant nos yeux, nous verrons des gens qui tendent la main pour la paix« , a écrit Daniel, agriculteur israélien retraité. Kibboutz de Nahal Oz, Israël, le 22 novembre 2021. Photo © Victorine Alissa / Collectif Hors Format.
D’un bus rempli de soldats israéliens aux kibboutz agricoles et religieux de l’État hébreu
Au fil des rencontres et des discussions, on parle rapidement des kibboutz à Victorine. La jeune femme décide de prendre un bus pour se rendre dans l’une de ces exploitations agricoles collectives de l’état hébreu. « Je voulais débarquer sur place et voir avec les gens. Dans le bus, il y avait beaucoup de militaires, c’était assez surprenant. Ils m’ont conseillé un Kibboutz en particulier où je pouvais facilement rencontrer des agriculteurs.«
Victorine Alisse poursuit le récit et son environnement : « Ils m’ont orienté vers celui de Sa’ad. Une fois sur place, à l’entrée, je découvre qu’il est protégé par une grande barrière de sécurité« .
Elle se remémore la scène en rigolant : « J’attends devant et une Israélienne m’emmène voir le responsable de la sécurité. C’est à partir de là que j’ai pu découvrir les premières fermes, et faire mes premières rencontres d’agriculteurs au travail, dont Gershom qui est exposé avec son témoignage traduit. »
Kibboutz de Sa’ad, le 30 novembre 2021. Portrait de Gershom, 77 ans, éleveur laitier dans le kibboutze de Sa’ad. Il est originaire de New York. « Je suis producteur laitier depuis environ 50 ans maintenant. C’est toujours un métier stimulant, qui combine des connaissances scientifiques et le travail avec nos magnifiques vaches, alors que nous produisons davantage et en meilleure qualité. » Photo © Victorine Alissa / Collectif Hors Format.
« Ce sont les Palestiniens qui étaient sur place, qui cultivaient cette terre, et on leur a prise » – Victorine Alisse
L’approche de l’auteur est claire : « Je demande aux agriculteurs comment ils vivent leur lien à la terre, avant qu’ils l’écrivent eux-mêmes sur les tirages photo. Lors de la création d’Israël, la valeur de la terre était très mise en avant. C’était un moyen pour permettre aux juifs arrivés du monde entier de créer du lien. Mais ce sont les Palestiniens qui étaient sur place, qui cultivaient cette terre, et on leur a prise. Les Israéliens ont par la suite développé des technologies performantes, notamment dans la gestion en eau. Aujourd’hui, il y a un important manque de main-d’œuvre, et l’agriculture israélienne a recours aux travailleurs palestiniens et thaïlandais. »
Victorine Alisse se retrouve à travailler le plus souvent dans les kibboutz de Sa’ad et de Nahal Oz. Pourquoi ? « Parce qu’ils ont la particularité d’être les plus proches de la bande de Gaza. Dès le départ, mon objectif était d’aller des deux côtés, israéliens et palestiniens, et suivre au quotidien les travailleurs de la terre.«
Kibboutz de Nahal Oz (Israël), le 29 novembre 2021. Portrait de Azan, palestinien, 45 ans, originaire de Jénine en Cisjordanie. Cela fait 4 ans qu’il travaille ici dans la ferme du kibboutz de Nahal Oz. “Le travail est vénération. Mon travail est mon gagne-pain et celui de ma famille. Je ressens du bonheur quand je fais bien mon travail et j’espère avoir la santé pour pouvoir continuer à travailler (…)”, a écrit Azan autour de son portrait. Photo © Victorine Alissa / Collectif Hors Format.
« Je savais qu’il y avait une occupation, mais je n’avais pas pleinement conscience de l’ampleur » – Victorine Alisse
La journaliste poursuit en développant son éthique de travail et le volet palestinien : « Dans ce processus, j’essaie de m’immerger au maximum avec eux. Plus tard, j’ai eu connaissance du village de Wadi Fukin. J’y suis allé. Je savais qu’il y avait une occupation, mais je n’avais pas pleinement conscience de l’ampleur« .
Victorine Alisse documente sur place en Israël et en Palestine, prend les photos, rentre en France, édite son travail, imprime ses photos, avant de repartir les retrouver de nouveau. C’est à ce moment qu’elle demande à chacun et chacune des travailleurs de la terre d’écrire au feutre noir sur la marge blanche.
« J’aime bien dire que c’est comme un espace de discussion photographique. Par exemple, dans ce village de Wadi Fukin, je recueille les témoignages, et l’écriture apporte une dimension très personnelle et intime. L’idée du travail collaboratif est de rassembler les témoignages, et de partager ces voix, avec leurs difficultés et leurs espoirs. Le fil rouge est toujours et encore le lien à la terre.«
« Enseigne à tes enfants que la terre est la chose la plus précieuse que nous avons. Préserve la comme tu préserves ta vie. La terre est la vie pour nous”, a écrit un agriculteur du village autour de cette photo. Wadi Fukin, Cisjordanie occupée, le 27 mars 2022. Photo © Victorine Alissa / Collectif Hors Format.
D’une voiture palestinienne sans plaque d’immatriculation à un bus rempli d’israéliens ultra-orthodoxes
La journaliste a été témoin du paradoxe de certains travailleurs palestiniens sans-papiers : « J’ai pu suivre un groupe qui part à cinq heures du matin. Je réalisais qu’on traversait la frontière via une petite route et dans une voiture sans plaque d’immatriculation. Cela a duré deux heures, pour finir à pied sur une route nationale, avant de monter dans un bus rempli d’Israéliens ultra-orthodoxes. Imaginez la scène et la proximité de ces deux groupes. Ces Palestiniens, même sans papiers, travaillent dans des vignobles israéliens car c’est trois fois mieux payé ».
Pourquoi n’ont-ils pas du coup de documents officiels ? « Beaucoup de Palestiniennes et de Palestiniens ne peuvent pas avoir de permis de travail en Israël, car ils sont passés par la prison – lors des manifestations par exemple, ou lors de contrôles qui ont mal tourné. C’est un contrôle de la population comme un autre« .
“Le comble de l’injustice, c’est de travailler dans un domaine que l’on aime (l’agriculture), chez l’occupant“, a écrit l’un des ouvriers palestiniens qui travaille dans une ferme israélienne. Mata, Israël, 29 mars 2022. Photo © Victorine Alissa / Collectif Hors Format.
« Rien n’est tout blanc ou tout noir, c’est très complexe. C’est pourquoi ce documentaire est important » – Victorine Alisse
Victorine Alisse témoigne de son temps passé en Palestine : « Les Palestiniens sont victimes de discriminations liées à l’occupation. Ce dernier mot est important. Je veux montrer les faces cachées des politiques d’accaparement et d’expulsion menées depuis des décennies par Israël ; ainsi que la résilience et la résistance des habitants de Wadi Fukin qui ont tous un lopin de terre. Pour eux, la cultiver est un acte de résistance. Surtout que toute terre non cultivée depuis plus de trois ans, est considérée comme abandonnée, et est donc confisquée par l’État hébreu. J’ai voulu montrer le rapport de force complètement déséquilibré entre les deux territoires : c’est pour cette raison que dans l’exposition il y a une cassure qui vient rapidement entre les quatre premières photos avec des témoignages d’Israéliens, et les douze autres avec des Palestiniens. C’est un choix assumé. »
Elle nuance, avant de conclure : « Rien n’est tout blanc ou tout noir, c’est très complexe, comme le témoignage très sincère de Daniel, mais paradoxale, à quelques mètres de Gaza : c’est aussi pourquoi ce travail documentaire est important. Je fais la distinction entre les humains rencontrés et les faits. Mais la vérité c’est qu’il y a une occupation militaire. C’est un exemple de colonialisme du 21e siècle.«
Kibboutz de Nahal Oz, le 24 novembre 2021. « Pour moi, le sol est le lien avec la nature. J’ai choisi de vivre dans un village, loin du bruit et de la pollution de la ville. Je me sens bien ici et ma famille aussi« , déclare Daniel, 67 ans, un agriculteur récemment retraité qui continue de travailler comme responsable de l’irrigation dans le kibboutz de Nahal Oz. Il était membre du mouvement “Peace now” et se considère comme un militant de la paix. Pour lui, vivre ici est un acte politique. Photo © Victorine Alissa / Collectif Hors Format.
Aujourd’hui Victorine Alisse est installée à Ramallah où elle poursuit les différents chapitres du projet documentaire sur « Israël – Palestine : qui cultive la terre ? » – qui a reçu l’an dernier le soutien de la Bourse du Talent.
En 2021, la photographe a été lauréate du Prix photo Caritas Photo Social, avec l’artiste J.S. Saia et leur discussion photographique « Au grand air », sur le monde de la rue – avec le même concept d’écriture manuscrite sur la photo.
Toutes les informations et la programmation du festival Nostre Mar à retrouver ici et ici. L’exposition collective est à voir jusqu’au 4 juillet au Palais des rois de Majorque à Perpignan.
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