Article mis à jour le 10 mars 2023 à 14:08
Mercredi 17 novembre 18h, il fait nuit et la tramontane balaie l’ancien camp devenu mémorial. Au programme de la soirée « Si loin, si proche » ? Raphaël Glucksmann et Dilnuh Reydhan abordent la question ouïghoure auprès d’un public venu nombreux.
Sur le parking, certaines personnes pressent le pas pour se mettre à l’abri du froid. Un froid qui s’infiltre à travers les gros manteaux. Parmi les 200 personnes présentes, certaines se remémorent les conditions de vie des milliers de prisonniers passés par le camp de Rivesaltes. Présents dans l’auditorium, un grand nombre de jeunes sensibilisés à la cause des Ouïghours grâce à la mobilisation sur les réseaux sociaux et notamment sur Instagram.
♦ Du « présupposé de l’indifférence » au #FreeOuïghours
L’essayiste et député européen Raphaël Glucksmann aspire à être « la voix des sans voix« et notamment celle des Ouïghours. Associé à cette cause, Raphaël Glucksmann explique la genèse de son engagement.
« Ce qui m’a le plus déstabilisé c’est l’ampleur du crime contre l’humanité et le rien ! Le silence ! Nous devions faire quelque chose. Et nous avons commencé par joindre ceux qui pensent comme nous. Je leur ai dit que nous devions nous mobiliser pour défendre les Ouïghours. J’exposais à mes interlocuteurs l’exploitation de masse, la stérilisation forcée. La réponse de mes interlocuteurs ?
Le silence et un « ah, c’est horrible ! Mais qui peut s’intéresser aux Oïghours ? »
Idem du côté des médias. La raison de ce silence est le présupposé de l’indifférence. En gros, les politiques et les médias ne vont pas parler du sujet car ils pensent que cela n’intéresse pas leur électorat, leur lectorat ou leur audience. Nous nous devions de briser ce présupposé de l’indifférence. C’est là que nous avons lancé les grandes campagnes sur les réseaux sociaux. Et à notre grande surprise, des centaines de milliers de jeunes Français et de jeunes Européens ont répondu à l’appel et nous ont dit « Oui, nous, ça nous intéresse« .
♦ Rappel de la situation des Ouïghours
Depuis 2016, de nombreux éléments (documents internes, photos, témoignages) attestent de l’existence d’un génocide mené par le gouvernement chinois à l’encontre du peuple Ouïghour. Selon Dilnuh Reydhan, présidente de l’institut ouïghour de France, tous les éléments sont réunis pour qualifier les exactions contre les Ouïghours de génocide.
Dans la région du Xinjiang en Chine, les images satellites ont révélé l’existence, depuis 2014, de 380 camps d’internement. Selon la Chine, il s’agirait de centre de « formation » ou de « déradicalisation ». Mais les témoignages et les documents officiels du régime indiquent qu’il s’agit de camps de concentration plutôt que de « rééducation » ou de « travail« . Alors que jusqu’en 2018, la Chine niait purement et simplement l’existence de ces camps, aujourd’hui le régime se borne à dire que ces camps ont vocation à rééduquer des individus potentiellement dangereux car terroristes.
Stérilisations forcées, travail sans rémunération et contrôle des naissances ; tels sont les charges qui définissent ces exactions comme un génocide selon l’Organisation des Nations Unies. En 2018, les ONG estimaient que 1 Ouïghour sur 6 avait transité par ces camps. En mai 2019, le gouvernement américain estimait à 3 millions le nombre de détenus au Xinjiang.
Durant sa prise de parole, Dilnuh Reydhan a diffusé un tableau compilant les 48 motifs qui peuvent être invoqués pour conduire une personne dans les camps. Un tableau réalisé sur la base de documents officiels chinois.
Parmi les motifs d’incarcération, « ne pas boire d’alcool » ou pour les femmes de moins de 45 ans de porter un hijab. Autre motif d’emprisonnement, posséder une tente, installer WhatsApp sur son téléphone, ou parler avec quelqu’un ayant voyagé à l’étranger. Juliette, son mari et ses 3 enfants habitent à Perpignan. Cette jeune femme Ouïghoure était particulièrement émue en parlant de ses proches restés en Chine.
« Il y a longtemps, j’ai pu entrer en contact avec mes parents alors qu’ils étaient sous la surveillance d’un officiel. Mais depuis plus rien ».
♦ « Que pouvons-nous faire ? »
À Rivesaltes, de nombreux jeunes s’interrogent. « Que pouvons-nous faire pour tenter de faire fermer ces camps ? ». Pour Raphaël Glucksmann, il faut poursuivre la mobilisation. Et notamment via les réseaux sociaux. Grâce aux campagnes et à l’emballement du hashtag #freeOuïghours, la commission Européenne a, pour la première fois, pris des sanctions à l’encontre de 4 dirigeants chinois de la région du Xinjiang. Depuis mars 2021, ils ne peuvent plus voyager dans aucun des 27 pays membres de l’union européenne et leurs avoirs en Europe sont gelés. Alors oui, ces seules sanctions ne pèsent pas suffisamment sur le régime chinois pour faire avancer la cause des Ouïghours. Mais, cela aura permis de mettre le sujet sur le devant de la scène politique. Et contraint les dirigeants communistes à sortir de leur réserve.
Pour Raphaël Gluskmann, « l’idée qu’on ne peut rien faire est fausse. Personne ne veut faire la guerre au régime chinois ! Mais entre faire la guerre et ne rien faire, il y a un espace ouvert qui consiste à faire de la politique. Il va falloir montrer au régime chinois qu’il y a un coût à l’existence de ces camps !« .
Dilnuh Reydhan de rebondir. Plusieurs pays* ont déjà reconnu le caractère génocidaire des exactions contre les Ouïghours. Mais la France tarde à mettre des mots sur ce qui se passe au nord-ouest de la Chine. Une pétition en ligne depuis le 20 avril 2021 pour interpeller le gouvernement français et Emmanuel Macron a recueilli 66.000 signatures. Selon Dilduh Reydan, il faut interpeller les élus locaux pour peser sur le parlement français.
♦ « Il faut bannir les produits du travail forcé de nos marchés »
Pour le député européen, il faut signifier à la Chine que la traque de tout un peuple a un coût. « Depuis 2016, à aucun moment le régime chinois n’a eu à se poser cette question. Quel est le prix à payer pour déporter un peuple et le parquer dans des camps ? Alors comment faire pour obtenir la fermeture de ces camps ? »
L’une des mesures simples à applique selon Raphaël Glucksmann est « le bannissement des produits issus de travail forcé. C’est ce que font les États-Unis depuis un an. Ainsi les douaniers américains peuvent saisir les chaussures Nike ou leur refuser l’accès au marché américain. En 1 an, les 100 marques identifiées ne vendent plus que 1% de leurs produits fabriqués par les Ouïghours contre 19% l’année précédente.
Dans le même temps, l’Europe compte désormais 38% de ces produits contre 16% auparavant ». Selon Raphaël Gluksmann, « l’Europe est devenue le dépotoir du marché américain. Ils réorientent leurs produits issus de l’esclavage vers l’Europe, parce qu’ici il n’y a pas de règles ». Simplement passer cette régulation commerciale en Europe, ça aura un impact sur les camps.
♦ L’Europe vote « le devoir de vigilance des entreprises »
Parmi les outils qui pourraient avoir un impact sur l’existence des camps Ouïghours, Raphaël Gluksmann revient sur une résolution votée en mars 2021 par le Parlement européen. Une résolution en faveur d’une nouvelle législation européenne « contraignante » sur le devoir de vigilance des entreprises opérant au sein du marché intérieur de l’UE. Le Parlement « ouvre la voie à une nouvelle loi européenne exigeant que les entreprises respectent les normes en matière de droits de l’homme et d’environnement dans leurs chaînes de valeur ».
Ce texte vise à s’assurer du respect des droits humains et de l’environnement dans les chaînes de valeur des grandes entreprises européennes. En clair, les entreprises seront responsables de l’ensemble de leurs activités ; y compris celles de leurs sous-traitants à l’étranger. Des ONG dont Amnesty Internationale, Oxfam ou Collectif éthique sur l’étiquette ont signé un communiqué de presse à l’issue du vote. Les associations saluent l’initiative. Et surtout le fait que les entreprises devront « cartographier l’ensemble de leurs activités ainsi que celles de leurs filiales et sous-traitants et adopter toutes les politiques et mesures proportionnées en vue de faire cesser, de prévenir ou d’atténuer les atteintes qu’elles auraient identifiées ».
♦ « Oui, on a du pouvoir ! » L’exemple Lacoste
« Des jeunes qui ont participé à ces campagnes me disent avoir découvert qu’ils ont du pouvoir. Et pour moi c’est la clé ! » Raphaël Glusckmann rappelle la relation du dirigeant Lacoste en France. « On lance notre campagne pour interpeller Lacoste sur les réseaux sociaux. On lance la campagne le vendredi à 9h et à 11h le patron de Lacoste répond sur le mur Instagram à des lycéens et à des étudiants. Au début, il répond, « mais non ! Rien à voir c’est une fake news ». Une heure après, il poste un message en disant peut-être, 2heures après, il dit bon, c’est problématique, nous avons pris rdv avec Monsieur Glucksmann dans 24h. À la sortie de la réunion, le Président de Lacoste s’engage à modifier l’ensemble de sa chaîne de production. Pour supprimer les fournisseurs de 10% des produits Lacoste vendus dans le monde. Et donc directement liées à l’esclavage des Ouïghours ».
♦ Carte d’identité du territoire Ouïghour
- Les Ouïghours sont principalement turcophones.
- La religion musulmane est majoritaire.
- 25 millions de Ouïghours, dont 11,2 millions dans la région chinoise et entre 500.000 et 1 million dans la diaspora.
- Un territoire de 1,5 million de km2, soit 4 fois la France.
- La région est riche en métaux (or, argent, cuivre, plomb ou zinc).
- 85% du coton chinois est produit dans la région du Xinjiang. La Chine produit 23% coton mondial.
Cet article a été écrit à 4 mains avec la participation de Romane Lobani, élève en seconde au lycée Pablo Picasso.
*Les États-Unis, le Canada, les Pays-Bas, la Lituanie, la Grande-Bretagne …
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