Article mis à jour le 18 février 2024 à 20:34
Le “peura” s’est imposé comme la musique la plus écoutée de France. Marseille et Paris en guise de capitales historiques. Année après année, le Rap s’est vu porté sur tout le territoire. Du Havre à Montpellier, en passant par Rennes, Roubaix ou Lille ; désormais, les rappeurs et les styles émergent aussi bien en province.
Perpignan n’est pas peu fier. De Toulouges à St-Jacques, du Champs de mars à la Cité Mailloles : il y a ici un passif original, des noms coups de cœur, une identité forte, une scène plurielle, des papas et des anciens, et une relève plus talentueuse que jamais.
Dans le précédent épisode « Ils ont fait du rap perpignanais une légende » ; Hassan Monkey nous parlait d’une identité rap de Perpignan : c’est chaud et chantant, le tout épicé de chill et de soleil. Mais il nous avertissait aussi : le rap à Perpignan, ce n’est pas que ça. On a demandé à certains noms de la génération de maintenant. Parmi eux : Take et Skow. Tandem de rappeurs hyper créatif qui cumule les victoires au Buzz Booster (2015 et 2019). À lire écouteurs branchés pour profiter des références musicales et des playlists.
Take – « Malgré ce qu’on pense, la misère est pénible au soleil ».
Le rendez-vous est donné sur la placette de la rue du figuier. Le gobelet de café sur le tonneau, les clopes s’enchaînent comme les questions de fond : y a-t-il une identité rap de Perpignan ?
Skow met les poings sur les i : « On a une scène incroyable ! ». Lui qui est originaire de Besançon se lance : « Il n’y a pas une seule et unique identité rap de Perpignan. Prends le style de Maguelon ou Double V : ils sont très loin de ce rap chantant et et très doux. Pourtant, ils sont de Perpi ».
Take prend le relais : « Maguelon, Double v, Sinya, etc : ils sont ceux qui exportent le plus grâce à internet. Ils sont les plus connus aujourd’hui. Et pour des gars qui n’ont pas encore sorti d’album, ils ont déjà le star power ; on les reconnaît déjà dans les rues. Perpignan est une scène rap éclectique. Il ne faut surtout pas la mettre dans une seule et même case. Malgré ce qu’on pense, la misère est pénible au soleil« .
Take et Skow sont pleinement issus de cette école du texte made in Casa Musicale. Take, visiblement inspiré par le thème, argumente : « Est-ce qu’il y a une ambiance prédominante qui fait qu’on chante davantage ? En plus la plupart d’entre nous sont passés par la Casa Musicale. Mais il faut bien comprendre que ça ne s’arrête pas à ça. Dams en est l’exemple parfait : il peut te sortir des sons comme Ze Pequeno, très chantant; comme il peut te sortir Muerte, très énervé« .
Une relève assurée et qui s’affirme collectivement.
Est-ce que cette identité – notamment connue via Némir – se dilue au fil des années ? Une chose est sûre : la diversité se fait entendre depuis plusieurs années. Peut-être y aura-t-il une influence ?
Skow de remettre le couvercle : « On ne peut pas s’enfermer dans ce stéréotype du sud, de la chaleur et des chemises ouvertes. Marseille en est le bon contre-exemple : son identité rap est sombre. Pourtant il y a des noms comme Jul. Perpignan c’est pareil ». Take de renchérir : « Notre identité de rappeur, notre culture, c’est la volonté de faire briller la bonne écriture. Entre nous, entre rappeurs de Perpi de la même génération, c’est la honte d’avoir un texte qui est mal écrit. On recherche la finesse. C’est un idéal d’écriture. Qu’on le pose sur une instru de reggaeton ou de bachata, c’est pareil ».
Version chill ou énervé : des raps qui ont de la plume. Il y en aurait pour tout le monde. À qui veut bien l’entendre.
Take interrompt notre échange. Il veut prendre du recul sur un ton très optimiste. « C‘est fou qu’il y ait autant de très bons rappeurs actuels dans une ville de cette taille. J’en ai déjà une vingtaine rien que de tête. Je pense que c’est grâce à la Casa Musicale, déjà, qui nous a permis de nous rencontrer, de se regrouper, de sympathiser, de devenir des frères par la suite. Avec ceux de ma génération, on a grandi ensemble. Il y a tellement de blues et de malheur ici : on est obligés d’en sortir.
Némir a tourné les projecteurs sur Perpignan, bien sûr, mais désormais, c’est à nous de le faire. Si demain c’est le cas, nous serons tous accoudés. C’est ce qu’il nous faut. C’est ça qu’on essaie de créer ». Avant de se calmer un peu : « On est très bons, mais il y a une flemmardise. On n’a jamais ramené de régularité dans nos sorties. Mais tout est possible, même à Perpignan, et il ne faut pas mettre les gens dans les cases ».
Ça bosse, les chemises ouvertes, la fainéantise de côté.
Les titres s’enchaînent et Take et Skow semblent avoir trouvé leur chemin. Après un magnifique EP « Jet-Lag », sorti l’an dernier, chacun continue ses projets respectifs. Fainéants ? C’était avant ?
Introspection artistique du côté de Take. « Nous n’avons pas encore trouvé notre identité musicale à titre individuel. Nous créons, mais nous ne sommes sûrs de rien. On se cherche encore. Nous sommes très fiers de notre Jet-Lag, bien sûr, mais il y a toujours des choses à améliorer. Il y a un côté chez nous qui n’est jamais satisfait. Parfois, limite, nous avons honte de faire du rap. Chaque année, je supprime mes vieilles vidéos sur YouTube ; c’est peut-être pas bon. Peut-être que je serai plus concis et plus limpide à l’avenir ?«
Take & Skow durant les préparatifs d’Ida y Vuelta. Perpignan, France, 5 juin 2019. Photo Idhir Baha.
Take s’est lancé un exercice : il s’impose un titre chaque quinzaine de jours avec le beatmaker Ayoub. C’est à écouter ici.
L’objectif est clair : « Amener de la régularité dans mes sorties. Je réfléchis aux clips qui vont arriver bientôt. Il ne faut pas être trop pressé ou trop gourmand. Et si ça ne vient pas, c’est que tu n’y vas pas! »
Tout semble sur les rails. Et un autre projet va voir le jour très prochainement : « Nous voulons créer une association avec notre propre local à Perpignan. Le but est d’ouvrir un studio qui peut offrir des services d’enregistrement, et d’accompagnement artistique, pour les jeunes. Nous faisons tout pour que ça se réalise« .
Même énergie du côté de Skow. Depuis septembre, il balance sur la toile ses « Ce n’est pas un freestyle ». Un carton. Modeste comme à son habitude, il développe : « On continue de se poser les bonnes questions sur notre identité musicale. Il faut avoir son propre univers, original, et non la copie d’un autre. Je suis encore dans cette recherche« . Skow a sorti « C’est mort » il y a un mois. Trois sons en un. On vous laisse apprécier.
Maguelon X Champs de mars X Saint-Assiscle
On rencontre Maguelon, dans sa zone, au Champs de mars. Il est connu de tous. Le coiffeur de la cité nous offre le café et un jeune ado vient chercher des conseils lyrics auprès du rappeur. On se cale sur les marches. Comment perçoit-il la scène rap locale ? Lui qui fait partie à part entière de cette belle génération. « On n’avance pas ensemble. On grandit ensemble. Même à côté de la musique, on reste des amis très proches« .
Maguelon est l’enfant de deux quartiers : le Champs de mars et Saint-Assiscle. « J‘ai toujours aimé écrire. Non seulement pour le rap. Par la suite les influences musicales m’ont poussé à continuer dans cette voix. Puis j’ai commencé les ateliers à la Casa Musicale, avec Nasty, Hassan et Némir. Ces ateliers ont fait du bien à tout le monde. »
« Avec le groupe la Poussière Urbaine, nous y étions comme les petits boss. Je peux encore dire que je suis un enfant de la Casa aujourd’hui ; mais je suis aussi bien en solitaire. Il faut essayer de déployer ses ailes. La Casa ne peut pas nous accompagner toute notre vie. On cherche à « faire nos bails » à côté ». Comment fait-il ?
Champ-de-Mars. Perpignan, France. Photo Idhir Baha.
Du love entre les MC de Perpi et leurs quartiers
« Les quartiers m’ont toujours aidé, et ils sont d’une grande inspiration au quotidien pour moi. Tout se passe ici ». Et il se passe tellement de choses que Maguelon nous fait part, avec son portable, de ses centaines et centaines de titres déjà prêts à enregistrer. « J’ai de la chance d’avoir des amis qui me mettent en contact avec des rappeurs de Paris ou de Lyon. C’est une chance de faire tous ces feats ».
Comme Double V ou Sinya, le rap de Maguelon est très terre à terre. Un rap énervé. Parfois accusé de provoc’. « Un rap sincère et honnête, décrit-il. Une musique qui se fait au feeling. Des titres heureux. Même s’il y a beaucoup de souffrance ; même si on pleure chez nous le soir. Il ne faut pas le montrer. Il y a toujours pire ailleurs ».
Le temps est venu de lui poser la question fatidique : que pense-t-il de l’idée d’une identité rap de Perpi ? Qu’est-ce qu’elle représente pour lui ? « Il y a la pâte Casa Musicale avec beaucoup de boom bap. Mais mon rap est différent. Je fais ce que je sais faire de mieux« .
Le rappeur aux centaines de milliers de vues souligne l’amour qu’il porte à ses collègues. « Aujourd’hui chacun évolue dans son côté. Mais s’il y a quelque chose à faire demain, ensemble, on le fera ; et ça se voit déjà. Que ce soit avec un rappeur de la Casa Musicale, ou de la cité Maillol, ou de Saint-Assiscle. Même si nos identités musicales sont différentes. Musicalement parlant, c’est notre ouverture d’esprit que j’aime« .
Maguelon – « Je reste un autodidacte, un acharné du travail »
C’est bientôt midi. « Cette année, je vais les choquer. Il y a des gens qui ne veulent pas nous voir sous la lumière. Mais encore une fois, on a de la chance d’être poussés par nos quartiers ». Avant de laisser Maguelon embaucher, il nous détaille ses projets à venir. Des propos emplis de motivation. Il nous explique qu’il collabore depuis peu avec le rappeur YUZMV ; basé à Paris, mais originaire de Perpignan.
Un personnage connu pour son visage bandé et son univers artistique hors-norme. Mais l’homme traîne une affaire d’accusation pour harcèlement sur mineur. Ce dernier a déclaré sur ses réseaux : « Au vu de la situation actuelle, je préfère prendre les devants et expliquer une erreur que j’ai commise précédemment. (…) Je ne demande à personne de comprendre cela, mais seulement d’accepter mon pardon« . Et de citer sa réponse dans la presse spécialisée : « Je conteste formellement toute accusation de harcèlement. Je suis déterminé à donner à ces accusations – colportées sous forme de rumeur sur les réseaux sociaux, par des internautes opportunément demeurés anonymes – les suites judiciaires qu’elles méritent ».
Le rappeur du Champs de mars développe sur le volet artistique : « C’est quelqu’un qui me fait confiance. Il m’aide à trouver une ligne directrice et à sélectionner mes sons. Il n’a besoin de personne et pourtant il mise sur moi« . Le challenge ? « Enregistrer vingt titres sur trois mois. YUZMV m’aiguille, mais je reste autodidacte, un acharné du travail« . À suivre.
Du Kesta Crew de Perpignan à la brigade des jaunes de Top Chef
Les propos de Hassan Monkey – dont nous avons parlé dans notre premier épisode – nous restent en tête : « L’identité perpignanaise qui a été la plus mise en avant à l’échelle nationale (…), c’est le chill, c’est la chaleur et le soleil, ce sont les soirées grillade et les journées skate ». Mais aussi, et en parallèle, concernant la pluralité du rap à Perpignan : « Il existe bien d’autres raps dans notre ville. Pas de souci ! Notre scène locale est riche et variée ».
Nous continuons d’explorer ce dernier point auprès de la génération actuelle. Et un groupe nous vient en tête. Ils font figure d’extraterrestres : le Kesta Crew. Le Kesta Crew est une bande de potes de longue date : Nekkets, Adec, Baku et RIK-1. Beaucoup de Français connaissent le dernier, peut-être pas sur scène, mais plutôt aux fourneaux du concours culinaire Top Chef, diffusé sur M6*.
Les quatre jeunes Perpignanais partagent cette passion pour le rap depuis sept ans quand, pour la première fois, ils ont l’opportunité de monter ensemble sur scène. C’est la Fête de la Musique de 2015. « C’est là qu’on a commencé à réfléchir à une entité, un véritable groupe, nous explique Baku pendant sa pause au travail. La scène a été un gros coup de foudre« .
Quand le rap est fait sérieusement sans le prendre au sérieux
Le crew est né. « La Casa Musicale est entrée en jeu par la suite : il fallait qu’on travaille l’exercice scénique. Ça nous a permis d’avoir des dates de concert, notamment Ida y Vuelta en 2019, et la première partie d’Aaron Cohen au Vinochope ». Les rappeurs l’assument : l’identité Kesta Crew est décalée, pimentée d’autodérision, construite autour de textes travaillés mais humoristiques.
« On ne va pas parler de game, de cité ou de deal. Mais nos textes abordent une certaine manière de vivre qui correspond à des jeunes, qui commencent la trentaine, et qui bossent beaucoup pendant la semaine : s’éclater le week-end après la pénibilité du travail quoi ! On fait du rap pour se marrer. On se clashe souvent nous-mêmes sur scène. Notre rap, on le fait sérieusement, mais on ne le prend pas au sérieux« .
Baku développe : « On ne veut pas entrer dans les clichés habituels du rap français. Certains thèmes qui reviennent souvent, avec plein de stéréotypes, mais aussi plein de stéroïdes. Nous avons été bercés par le hip-hop à l’ancienne. On faisait beaucoup de Boom bap au début. La Trap est venue par la suite. Avec Adek nous sommes plus incisifs, alors que Nekkets est plus imagé, et RIK-1 apporte un flow à l’américaine et qui rafraîchit. Mais on arrive à s’entendre ; et alors, ça donne une espèce d’hybride qui nous plaît énormément en tant que groupe de rap ». Un ordre de comparaison ? « Peut-être les tout premiers sons de Mac Miller ? Ou Set & Match.«
Le Kesta Crew a sorti une première mixtape en 2017. Depuis, il s’était consacré à son exercice favori : la scène live. Compliqué en période de pandémie.
Mais Baku ne se laisse pas amoindrir : « On cherche à faire une suite. On ne sait pas encore si ça donnera un format album, ou si on restera en mode mixtape. On est en réflexion concernant sa forme. Mais l’esprit album nous plaît. Il nous faut cet enchainement de morceaux qui ont des choses communes à raconter« . Le planning table pour la fin d’année, avec un premier clip à sortir dans le mois.
Si tu réussis à Perpignan, tu réussis « easy » à t’envoler ailleurs ?
Le Kesta Crew n’évite pas ce qui nous trotte dans la tête : quid d’une identité rap de Perpignan ? Quid de la scène locale peura à Perpi ?
« Les personnalités qui émergent sont très fortes. Est-ce qu’on peut les comparer ? C’est compliqué car il y a des styles différents, et des façons de rapper très différentes. Par contre, ils ont tous une volonté, une motivation, une âme, très appuyées. De Némir à Maguelon en passant par Double V. Lorsqu’on vient de Perpignan, c’est dur d’émerger et de pratiquer son art à plein temps. Lorsqu’on y est arrivé, ou qu’on est en train d’y arriver, c’est qu’on a une force en soi. C’est qu’on est passé par plein d’épreuves, plein de refus, tout en gardant une ligne. C’est le tempérament des rappeurs de Perpignan« .
Baku poursuit son discours : « Cette phrase m’a toujours fait rire : si tu réussis à Perpignan, tu peux réussir n’importe où pour la suite ».
Le rappeur du Kesta Crew argumente, avant de couper court à sa pause, et nous laisser : « Si tu réussis depuis Perpignan, toutes les épreuves qui se mettront sur ton chemin seront du gâteau. Ici, face à la pénurie de scène, face à la pénurie de studio, si t’arrives quand même à émerger, et à te créer ta communauté, ça te donne assez de courage pour traverser ce que tu veux« .
Une question qu’on se posera dans le prochain épisode de #peuraperpi : mis à part la Casa Musicale pour leurs débuts, comment vivent les artistes qui veulent avancer, avec les limites techniques d’une ville comme Perpignan ? Comme toujours, la parole sera donnée aux concernés.
*Thomas Chisholm – aka RIK-1 – est sorti du concours à la 8e semaine de la saison 12 actuellement diffusée.
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