Article mis à jour le 19 décembre 2022 à 07:51
Les lecteurs assidus de Made In Perpignan connaissent déjà Idhir Baha ; il a écrit dans nos colonnes en 2021. Le 24 février dernier, il achetait un aller simple pour la frontière ukraino-polonaise. Entre candidatures à des bourses, appels à projets institutionnels, projet d’expositions, publications dans la presse et reportages autofinancés, en 2022, les jeunes photojournalistes galèrent pour vivre de leur passion. Portrait d’un photographe de talent et jeune photojournaliste qui tente de trouver sa place dans le métier.
♦ Dès le 24 février, tu as acheté un aller simple pour la frontière ukraino-polonaise, pourquoi ?
En fait, depuis plusieurs semaines déjà je surveillais la situation en Ukraine. Avant le 24 février, j’avais déjà prévu de m’y rendre. Je voulais documenter ce pays si jeune et qui au cœur du continent européen vivait en guerre depuis 2014.
Comment vit-on en Europe, dans un pays en guerre et où plane chaque jour la menace d’une invasion du voisin russe ? Comment la société ukrainienne surveillait les faits et gestes des troupes russes massées à ses frontières ? Quel est le quotidien des Ukrainiens ? Comment continuer à vivre, à travailler quand cette menace pèse sur ton pays ? Autant de questions auxquelles j’avais envie d’apporter des réponses.
Depuis 2014, dans l’Est, les Ukrainiens sont déjà en guerre ; mais à Lviv ou à Kiev, comment vivent-ils cette situation ? Les Ukrainiens qui vivent à l’Ouest sont conscients que leurs compatriotes de l’Est reçoivent des bombes sur la gueule, que des jeunes meurent dans le Donbass ; mais ils sont obligés de continuer à vivre, presque comme si de rien n’était. C’est ce paradoxe que je trouvais intéressant à documenter. C’est cette ambiance-là que je voulais décrypter. Le 23 février dans la journée, j’étais en train de chercher des billets d’avion pour aller à Kiev. Je cherchais des contacts pour un hébergement, le 24 février quand je me suis réveillé, j’ai vu l’invasion, et je me suis dit, maintenant il faut y aller !
♦ Concrètement comment ça s’est passé ?
J’ai atterri le 27 février à Cracovie, et je suis resté une semaine à la frontière. Ensuite, j’ai pris le train depuis Przemyśl en Pologne pour Lviv en Ukraine. Et là aussi je suis resté une semaine dans cette ville où transitaient, tous les jours, des dizaines de milliers de réfugiés. À Lviv je logeais dans une auberge. Dans cette région touristique et plus épargnée des combats, avec une population qui parle ou comprend l’anglais, les contacts étaient plus faciles. En tant que journaliste, Français de surcroît, j’ai été très bien accueilli à Lviv. Ils sont soulagés que nous documentions ce qu’il se passe.
Ils sont attaqués et ont envie que le monde entier le sache. Après, il faut tout de même rester très prudent. Certains sont très méfiants, ils craignent que nos photos donnent à l’ennemi de précieuses infos de géolocalisation. Sans oublier que tout le monde peut avoir une arme à la ceinture, il faut toujours montrer patte blanche. D’ailleurs nous étions contrôlés plusieurs fois par jour, au début, j’ai dû sortir ma carte de presse et mon passeport chaque demi-heure. Et surtout pour franchir les barrages tenus par des miliciens, ces civils qui ont pris les armes.
♦ Parle-nous de ton projet documentaire qui fait le récit de ces familles ukrainiennes
À la fin de mon premier séjour, j’avais rencontré plusieurs familles, soit à la frontière, soit à Lviv. J’ai commencé les interviews, les portraits, les photos. J’ai tenté de capter leurs réactions à chaud, la fatigue, la lassitude, la peur, l’angoisse. Et je me suis vite aperçu qu’il fallait aller plus loin, les accompagner plus longtemps. Je crois que le format documentaire est particulièrement adapté au sujet des mouvements de réfugiés, aux migrations des personnes. L’objectif est de comprendre leur état d’esprit, et leur condition de vie depuis leur départ, jusqu’au moment où ils peuvent enfin poser leurs valises. Pourquoi ils ont choisi ce lieu pour s’installer et comment ils sont accueillis dans ce nouveau pays ? Ce sont des questions auxquelles j’ai envie de pouvoir répondre. J’ai aussi envie de partager les témoignages de ces 5 familles qui me font désormais confiance.
Sur les 5 familles, certaines viennent d’Odessa, d’autres de Kiev. Je les ai rencontrées sur leur route migratoire, un mois et demi après je les revois plus au calme. Elles se sont posées, si ce n’est pas définitivement, au moins elles ont pu se reposer.
Parmi les familles, il a ce couple et leurs deux enfants qui se sont installés à Berlin. Williams vient du Ghana et Sonya est Ukrainienne du Donbass. Je les ai rencontrés à la frontière dans un camp de réfugiés. Ils ont été victimes de plusieurs agressions racistes, ils ont été séparés et leur périple a été très éprouvant. Á la frontière, ils ont rencontré un volontaire Berlinois qui leur a proposé de les aider et de les conduire en Allemagne. Les premiers jours ils ont été hébergés dans la famille du volontaire qui les a aidés.
Désormais, ils sont installés au moins pour six mois dans la banlieue de Berlin. Et ils peuvent un peu se projeter dans l’avenir. Il y a aussi Yulia, qui a la quarantaine et sa fille Lyza, 20 ans. Elles ont voyagé toutes seules en train et en bus depuis l’est de l’Ukraine jusqu’à Paris. Elles voulaient aller à Paris où le frère de Yulia est déjà installé depuis des années. À Paris, elles ont pu un peu se reposer en famille. Ensuite les associations leur ont trouvé une solution plus pérenne dans le sud de la France.
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♦ Certains photojournalistes critiquent la démarche des jeunes qui partent sur un coup de tête, comment le vis-tu ?
Ces critiques de la part de confrères m’exaspèrent, m’attristent et me déçoivent : ils mettent tous les jeunes photojournalistes dans le même sac ! Personnellement, je ne suis pas du tout parti sur un coup de tête ! Quand le jeudi, j’ai vu la situation, j’ai décidé que je partirai mais que je n’irai pas en Ukraine, ou tout du moins pas en zone de guerre et encore moins dans l’est du pays. Je considère que je ne suis pas encore légitime pour évoluer en terrain de guerre. Je n’ai pas encore fait de formation, mais c’est prévu.
Et quand je suis parti le 25 février, je n’avais pas non plus d’équipement de protection. Après cette mise au point, je considère que si je ne fais jamais rien, je ne peux pas gagner en expérience professionnelle ! Il est vrai je suis parti sans le soutien d’un journal ou une commande ferme, mais j’ai beaucoup appris sur le terrain, autant humainement que professionnellement. Au final, je crois qu’il y a bien d’autres combats à mener que celui de critiquer les jeunes qui font leur métier en pleine conscience.
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♦ Quels sont tes projets à court, moyen, et long terme ?
Mon objectif à court terme, c’est d’acquérir une certaine sécurité financière. Et ça c’est vraiment compliqué, il y a beaucoup de photojournalistes et peu de médias qui achètent les photos, ce qui conduit à une précarisation du métier. Et même des dinosaures de la profession sont contraints de financer leurs projets via des cagnottes en ligne. Alors j’essaye de postuler à plein d’appels à projets, de bourses dédiées aux jeunes photojournalistes, mais ça n’aboutit pas toujours. Et des fois, les projets sont non payés, il s’agit d’expositions, de visibilités, mais sans rémunération.
J’ai choisi ce métier par passion et j’ai eu la vocation grâce au festival Visa pour l’image. Ce n’est clairement pas un métier que l’on choisit pour l’argent, ce sont les propos que tiennent grand nombre de photojournalistes professionnels. Même si on arrive à en vivre, notre situation reste très précaire. Á court terme, une de mes petites fiertés personnelles, est je peux me consacrer à plein temps au photojournalisme. En clair, je n’ai plus un boulot alimentaire à côté. Et que je croise les doigts pour que ça dure !
Au-delà des ventes d’images, je m’inscris régulièrement à des lectures de portfolio ou à des formations pour acquérir encore plus de technique, autant à la prise d’image qu’au post-traitement. L’idée est de gagner en qualité, de réalisation de reportage, mais aussi en rapidité de traitement. Parce que clairement, je ne peux pas faire comme ce que j’ai fait en Ukraine ! Prendre des photos durant 12 heures sur le terrain, savoir que la journée d’après sera aussi intense, et rester jusqu’à 5 heures du matin à traiter mes images ! Ça, ce n’est pas possible ! Après à long terme, quand j’aurai 60 ans ? C’est difficile de se projeter, je n’en ai que 26 ans ! Mais je dirai que j’aimerai pouvoir me retourner sur ma vie et me dire que je n’ai ni regrets, ni remords.
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