fbpx
Aller au contenu

Les ravages des selfies sur la vie sauvage – Le tourisme animalier par Kirsten Luce

Article mis à jour le 31 août 2022 à 21:04

C’est un des moments forts de cette 31ème édition de Visa pour l’Image. Le festival international de photojournalisme a choisi de dévoiler « la face cachée du tourisme de la faune » en grand format. L’image de près de 4 mètres de haut d’un tigre enchaîné, que l’on devine drogué, vous happe dès votre premier pas dans la cour de l’église des Dominicains. Une fois encore le festival joue son rôle d’éclaireur de conscience. Mettre sur le devant de la scène l’exposition de Kirsten Luce permet de montrer le coté sombre de cette course au like sur les réseaux sociaux. Ces quelques likes sur Instagram qui contribuent à développer l’industrie mortifère de la vie sauvage. Rencontre avec Kirsten Luce.

♦ Drogués, maltraités, conditionnés et exploités pour le plaisir des touristes

Selon l’étude de 2016 de l’ONG World Animal Protection, 110 millions de personnes assisteraient chaque année à ce type d’attraction. Pour répondre à cette pression, 550.000 animaux sauvages sont exploités et maltraités jusqu’à la mort. Se faire prendre en photo avec un tigre ou en train de se baigner avec un éléphant coûte entre 10 et 30 euros. Le prix de la vie sauvage en esclavage.

Kirsten Luce nous dévoile l’envers du décor : « Souvent, ces animaux sont là depuis très jeunes. Cela sous-entend qu’ils sont entraînés et/ou battus. Parfois, ils sont juste conditionnés. Mais dans tous les cas, ils n’ont pas une vie naturelle. Et la plupart du temps, ils n’ont pas les soins vétérinaires adéquats. Car s’ils ne rapportent pas assez d’argent, on ne les soigne plus ». C’est le cas de Gluay Homs, un éléphant d’Asie de 4 ans. Kirsten Luce l’a découvert enfermé au sous-sol du parc où les éléphants se produisent. Il avait une patte cassée et plusieurs plaies à la tête.

« C’est le pire cas de négligence que nous avons pu constater au cours du mois que nous avons passé pour enquêter sur l’industrie du tourisme en Thailande. Six mois plus tard (décembre 2018), notre fixeuse* est revenue (à la ferme aux crocodiles et zoo de Samutprakarn en périphérie de Bangkok). L’éléphant était toujours là, croupissant dans le même état ».

♦ On estime à 3.800 le nombre d’éléphants captifs en Thaïlande

Certains touristes optent pour ce qu’ils croient être des animations plus éthiques, dans des prétendus « sanctuaires ». Mais, parfois, ce sont les mêmes animaux qui sont juste déplacés. À Elephant Jungle Santuary, (Chiang Mai, Thailande), les éléphants sont recouverts de boue afin que les visiteurs puissent les laver. Mais ce qu’ignorent les touristes en quête de « moments magiques », c’est que les mêmes éléphants qui prennent un bain avec eux seront, le lendemain, enchaînés toute la journée pour que d’autres puissent monter sur leur dos.

Pour les tigres, les maltraitances et le manque de soins sont encore plus évidents, et ne peuvent être ignorés par les touristes. Impossible de rater les grosses chaînes qui empêtrent Khai Khem. Ce tigre de 21 ans attend toute la journée pour poser avec les touristes de la ferme aux crocodiles et zoo de Samutprakarn (Thaïlande).

Tigres, éléphants, ours, loups, singes, bélougas, dauphins… La liste est longue des animaux capturés dès leur plus jeune âge et rendus dociles pour satisfaire les tours opérateurs. Des voyagistes qui incluent, dans leurs périples organisés, le storytelling de la vie sauvage à portée de smartphone.

♦ Est-ce si différent des cirques ou des corridas occidentales ?

« J’ai souhaité faire ce travail, car la plupart des touristes croient que les conditions de vie des animaux sont meilleures que ce qu’elles ne sont en réalité. Le cas de figure du cirque est différent. Je suis allée dans des cirques quand j’étais enfant, et j’ai aimé cela à l’époque. Aujourd’hui, je pense différemment et je trouve cela triste. La corrida, quant à elle, fait partie d’une tradition. Personnellement, je n’ai pas arrêté de manger de la viande. Je ne m’accorde donc pas le droit de dire quoi que ce soit. Même si je trouve alarmant de regarder ces animaux mourir. Mais je respecte la culture qui va avec cet acte.

Dans mon cas, mon travail s’est focalisé sur des animaux sauvages gardés en captivité uniquement pour le divertissement de touristes. Toute leur vie, ils sont conditionnés et travaillent. Dans le cas du tigre que vous voyez ici enchaîné, sa « journée de travail » commence à 9h et finit tard. Les éléphants en Europe ou aux USA ? Bien sûr que c’est intéressant et problématique, mais c’est un sujet encore plus large ».

Pour rappel, les corridas sont rejetées par 75% des Français**. Les « spectacles » avec mise à mort des taureaux restent malgré tout autorisés dans certaines régions à tradition taurine. Ce rituel faisant partie du patrimoine immatériel français. Idem pour les cirques qui produisent des animaux sauvages. Selon le même sondage, 67% des Français se disent défavorables à cette pratique. En France, de nombreuses communes (Tourcoing, Strasbourg…) interdisent désormais ces cirques. Une quarantaine de pays ont également fait ce choix, à l’image du Portugal ou de la Belgique.

« J’y suis allée comme une simple touriste »

Questionnée sur son mode d’investigation journalistique, Kirsten Luce nous confie que « dans un premier temps, j’y vais comme une simple touriste. J’achète un ticket et je rentre, j’observe et je prends des photos. Mon appareil est un Canon, de la même taille que la plupart des touristes. Donc personne ne pose de question ».

La photographe rajoute : « néanmoins, pour des raisons légales, nous devons leur signifier notre présence ». Alors que l’on pourrait croire que les responsables seraient gênées par une enquête journalistique, Kirsten Luce, elle-même étonnée nous rétorque : « Neuf fois sur dix, cela ne pose pas de problème. Ils disent même « oh, cool que vous soyez là ».

Car ils ne voient rien de mal, les choses sont ainsi… La plupart des groupes de touristes viennent une heure, maximum deux. Nous venions tôt le matin pour observer les cycles et le déroulement de la journée. Quand vous venez en tant que touriste, vous vous dites que l’endroit ne semble pas si mal. Mais, à aucun moment, vous ne vous dites que les animaux font cela 10 fois par jour, et ce, tous les jours ».

♦ « Je suis journaliste et pas activiste de la cause animalière »

Kirsten Luce a reçu des centaines de mails lui demandant pourquoi elle n’avait pas sauvé ces animaux, acheté cet éléphant à la patte brisée : « Je ne pouvais pas les sauver tous ! De plus, l’argent que j’aurai donné au vendeur pour sauver Gluay Homs, lui aurait permis d’en acheter plusieurs autres. L’argent ne peut pas résoudre ce problème ».

Avant de rajouter : « Je prends mon rôle de journaliste au sérieux. Je veux que les gens connaissent la vérité. Qu’ils comprennent et prennent leurs décisions par eux même ! Il faut une ligne très claire entre l’activiste et le documentaliste. Depuis quelques années, tout devient polarisé : il y a les journalistes de l’aile droite et ceux de l’aile gauche. Et il est devenu si facile de discréditer l’un ou l’autre des camps. Je préfère présenter mes photos et laisser le lecteur se faire son propre avis ».

Un sujet qui s’est imposé à elle par un concours de circonstances : « Je ne connaissais rien de tout cela avant ce reportage. Mes sujets de prédilection concernaient plutôt les enjeux migratoires. Je travaillais en Amérique latine, en Amazonie parce que je parlais espagnol. Dans un village entre la Colombie et le Pérou, les tours opérateurs colombiens profitent de la différence de législation entre pays. Et malheureusement, beaucoup d’animaux meurent. Quand on parle avec les propriétaires de ces animaux, ils déclarent qu’ils font partie de la famille. Je ne doute pas un instant qu’ils soient aimés. Mais le fait est qu’ils ne reçoivent pas les soins adaptés. Et quand un animal meurt, ils sortent tout simplement en chercher un autre à l’état sauvage ».

♦ Instagram, un faux-coupable tout désigné

Alors oui, concède Kirsten, la course aux likes sur Instagram favorise ces dérives. « Vous faites une photo avec un tigre parce que vos amis l’ont fait ». Mais accuser Instagram ou Facebook de tous les maux reviendrait à blâmer les médias de tout ce qui se passe dans le monde. Alors qu’il suffirait que les touristes refusent le contact avec les animaux pour que s’initient des changements.

« Il existe quelques endroits qui sont de véritables sanctuaires. Où les interactions sont prohibées, et où seule l’observation est encouragée. Ce serait une bonne direction à prendre. Si les gens refusaient de poser avec ces animaux, ce tigre enchaîné serait remis en enclos et juste observé par le public ».

« Pour ce travail, nous avons voulu montrer qu’une grande variété de lieux et d’espèces locales d’animaux était concernée par le problème. Nous avons également voulu que des journalistes locaux aient un regard plus critique, qu’il y ait plus de discussions sur le sujet ».

♦ La souffrance animale suscite plus d’émotions que celle des hommes ?

La photographe américaine se désole. « Oui sans aucun doute, et c’est un peu bouleversant. J’ai travaillé 10 ans sur le thème de l’immigration, et, après ce sujet, les gens m’ont demandé comment j’arrivais à trouver le sommeil. Ce n’est pas pire que ce que j’ai vu ailleurs. Je pense que c’est une histoire de compassion. Les gens ont de la compassion pour ce tigre, ils se sentent responsables.

Avec les images de souffrance humaine, une partie du cerveau de l’homme se déconnecte « automatiquement ». C’est difficile à expliquer, et à la fois très intéressant comme comportement. Ce sujet a eu beaucoup plus de retentissement pour moi que les précédents ».

♦ Visa, le Photojournalisme et le futur

« J’aime Visa… C’est tellement génial qu’il y ait un public si nombreux et si curieux. Aux USA, nous avons ce type de festivals de Photojournalisme. Mais ils sont composés principalement de journalistes. Et le fait que ce soit également soutenu par des institutions publiques, cela n’arriverait jamais chez nous.

Actuellement, je travaille sur l’immigration aux USA. Nous avons actuellement beaucoup de problèmes dans notre pays. Avant de vivre à New York, je vivais au Texas près de la frontière. Et je travaillais pour un journal d’information. Arrivée à New York, j’ai continué à y retourner, car c’était important moi, et parce que je connaissais bien la zone ».

Peut être un sujet qui fera l’objet d’une autre exposition lors d’un prochain Visa.

*Le fixeur est une personne qui vit dans la région, et qui fait office à la fois d’interprète, de guide, d’aide de camp pour un journaliste étranger. Il peut par exemple organiser une rencontre avec tel ou tel personnage local.
**Sondage IFOP réalisé pour la fondation 30 millions d’amis en février 2018

// Sur le thème du photojournalisme :

Participez au choix des thèmes sur Made In Perpignan

Envie de lire d'autres articles de ce genre ?

Comme vous avez apprécié cet article ...

Partagez le avec vos connaissances